vendredi 6 mai 2011

Attention, les virages de la courbe du deuil sont dangereux



Les papillons noirs de Majdanek

ça commençait super mal cette histoire de courbe du deuil, puisque, rappelons-le, les étapes qui ponctuent son tracé harmonieux et élégamment ascendant, sont celles qui, selon Elisabeth Kübler-Ross, mènent à l’acceptation de sa propre mort. Pas la perte d’un proche ni celle d’une petite amie ni celle d’un emploi ni celle d’une habitation. Non, il s’agit de conceptualiser l’itinéraire de l’esprit vers la perte suprême, la perte absolue : celle de sa propre existence.

C’est lors d’une visite au camp de concentration nazi de Majdanek, en Pologne, qu’Elisabeth Kübler-Ross eut l’intuition de ce cheminement intérieur en contemplant les papillons noirs dessinés sur les murs, par des enfants juifs. Elle le formalisera plus tard, lors de discussions avec des malades en phase terminale et distinguera les cinq fameuses étapes qui font les choux gras de nos managers contemporains : le déni, la colère, le marchandage, le chagrin et l’acceptation.

Bref, le contexte est posé. Entre la tragédie collective la plus épouvantable de l’Histoire et la perte la plus irréparable qu’un être humain puisse ressentir, la courbe du deuil, c’est pas du pipi de chat. C’est du lourd, du poignant 10n. A priori, le gars qui a la courbe du deuil dans le cerveau quand il vous cause de changement, il ne vous veut pas que du bien et sa vision de votre avenir n’est pas marquée au coin de la pensée positive.

La conduite du changement

Mais bon, vous, simple salarié, dans votre inculture savamment entretenue par le pouvoir en place, vous n’êtes pas censé connaître la courbe du deuil. Avant d’être rendue publique par un ancien directeur régional de France Télécom, elle faisait partie de l’attirail secret dispensé avec discrétion dans les séminaires de management, aux cadres dirigeants puis répercuté aux cadres dirigés, incluse dans un programme plus vaste intitulé « la conduite du changement ». 

Or, c’est bien connu, nous les petits, les sans grades, les squatters du bas de l’échelle sociale, on déteste le changement. On a peur de l’inconnu, l’avenir nous angoisse, on s’accroche à des valeurs et à des acquis, on est incapable de s’adapter si le chef ne nous tient pas la main. Bref, il faut qu’on nous accompagne. Enfin, pour les 80% concernés. Car il faut savoir que, selon la loi de Pareto, pour tout projet de changement annoncé, il y a 10% d’alignés inconditionnels (les Yes men) et 10% d’opposants irréductibles (les No and No men). Les 80% restants forment la masse des indécis ou des indifférents qui basculera vers où on la poussera.

Et voilà nos managers armés de courbes savantes et de diapositives Powerpoint, lancés dans les services pour annoncer la Bonne Nouvelle d’un avenir radieux pour l’entreprise en général et chacun des employés en particulier, puisque ce qui est bon pour l’entreprise est bon pour le salarié. CQFD.

Qu’est-ce qui foire ?
Bon. Ça a peut-être marché un temps, pendant une dizaine d’années, lorsque ce type de management fondé sur la communication collective et la psychologie individuelle, venant se substituer à un management fondé sur l’autorité et la négociation sociale, a eut l’attrait de la science et de la nouveauté. Et puis ces diapos Powerpoint avec leurs petits bonshommes animés, leurs représentations colorées, leurs diagrammes expressifs, c’était tellement plus commode à appréhender qu’une aride note de service de 43 pages.

Mais avec le temps, la multiplication et la répétition intenses des restructurations, des réorganisations, des plans sociaux a eu pour effet de casser totalement l’individualisation de la conduite du changement. Quand tout change et tout le temps, tout devient pareil, c’est à dire, confus. On ne sait même plus faire la différence entre l’avant et l’après. Tout le monde se retrouve à la même enseigne, cadres compris. Du coup, ceux qui sont censés suivre les salariés dans les méandres de la courbe du deuil, sont eux-mêmes en train de la parcourir avec plus ou moins de bonheur. Rares sont ceux qui sortent indemnes de ce perpétuel brassage des fonctions et des compétences. Peut-être ces 10% de Yes Men, qui traversent toutes les tempêtes comme des canards, sans se mouiller les plumes.

Le sentiment de n’être plus qu’un pion que l’on peut déplacer à la convenance d’une force puissante et non identifiée, une quantité négligeable au service de sa propre disparition pousse indifféremment les cadres et les employés à se supprimer, puisque c’est justement l’objectif de la courbe du deuil : accepter sa propre mort.

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