samedi 14 mai 2011

Les Lettres du Placard (épisode 1)



Claire F est cadre dans une entreprise publique, que nous appellerons « l'Entreprise ». 
A l'occasion d'un énième plan de restructuration dénommé 'projet encadrants', elle a été mise sur la touche, comme beaucoup d'autres. 
Elle coulait donc des jours heureux dans son placard doré, lorsque soudain....

 
Message de Sonia à Claire F.

Bonjour Claire
Sauf erreur de ma part, vous n’êtes pas inscrits à la réunion encadrants du …..
Je vous remercie de confirmer votre présence ou de m’indiquer le motif de votre absence à cette rencontre, pour laquelle la présence de tous les cadres est requise.
Cordialement
Sonia.




Réponse de Claire F à Sonia
Bonjour Sonia,
Pour expliquer mon absence, je pourrais, par égard pour votre gentillesse, vous donner une poignée de raisons aussi fausses que plausibles. Telles que : j’ai un rendez-vous chez l’ophtalmo, il y a un préavis de grève à la SNCF, ma voiture est en panne, ma belle-mère est à l’hôpital etc…

Mais je refuse de faire insulte à votre intelligence (et à la santé de ma belle-mère) en usant de ces faux prétextes, si couramment employés par nombre de mes collègues, pour échapper à la Grand Messe des Cadres de la région.

La vérité est que je n’irai pas parce que je ne le veux pas.

Je passe rapidement sur la quasi obligation de faire 280 kilomètres avec mon propre véhicule. Au prix actuel des carburants,  cette obligation, quoique implicite pour ceux qui n’ont pas de véhicule de service, n’en reste pas moins abusive.
 Je passe aussi sur l’ennui abyssal de ce genre de réunions, destinées à valoriser ceux qui les animent, au grand dam de l’intelligence de ceux qui les endurent, sans parler de leur fessier.
 Dans la même veine, je passe aussi sur la qualité médiocre des repas servis à midi, car je me targue d’avoir des goûts frugaux et même quasiment spartiates.

En revanche, il est un point qui me tient un peu plus à cœur : j’ai la faiblesse d’accorder quelque importance à ma propre situation pour déterminer mes choix.
 Pour la forme, car je sais que vous connaissez cette péripétie, je vous rappelle que j’ai été chassée de mon poste de travail de TrouduculduMonde, dans le cadre du ‘projet encadrants’. De toute évidence, n’étant pas « dans la ligne », j’ai été proprement éliminée sans hésitation ni froncement de sourcil, par le directeur d’établissement. D’aucuns prétendront qu’au contraire, j’étais totalement dans la ligne… de mire.

Evincée, éliminée, éloignée voire évacuée, je me retrouve sur un poste inexistant, totalement seule au second étage d’un immeuble qui commence à ressembler au Vaisseau Fantôme, romantisme en moins. Bref, je suis dans un placard,  comme on dit dans notre siècle rationnel où les salariés sont appréhendés comme des lignes comptables, des EAA, des EUTC, des êtres abstraits qu’on peut ranger dans des tableaux et écarter dans des placards.

Dans mon placard, donc, je lutte depuis des mois pour continuer à sourire et à ne pas reprendre l’habitude de fumer. Je dois avouer que ces deux objectifs, surtout le premier, épuisent totalement mes capacités de mobilisation professionnelle. De fait, si je continue à sourire à ma famille, à mes voisins, à mes amis, je ne me sens pas prête à sourire à la totalité des cadres de la région. Exclue de fait de cette communauté d’encadrants, comme d’ailleurs de toute réalité professionnelle concrète, je m’y sentirais à peu près aussi à l’aise que Dark Vador ou le Huron ou les deux.

Vous avez sans doute compris que ces aventures désormais ordinaires d’un cadre de l’Entreprise m’ont néanmoins jeté dans un trouble profond, quelque peu teinté de colère mais surtout de doute. Je ne sais plus très bien ni ce que je vaux ni ce que je veux. Mais, note d’espoir, cette réunion m’éclaire en revanche totalement sur ce que je ne veux pas.
Bien cordialement,
Claire F

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